Décryptage

The Bear, saison 3 : faste food

17 juillet 2024
Par Quentin Moyon
“The Bear”, saison 3, le 17 juillet sur Disney+.
“The Bear”, saison 3, le 17 juillet sur Disney+. ©Chuck Hodes/FX

Alors que la suite tant attendue de The Bear sort sur Disney+, on a rencontré le chef Vincent Meslin (Toque & Talkie) pour parler de l’art de manger avec les yeux.

Cauchemar en cuisine ! Ce 17 juillet débarque sur Disney+ le troisième opus de la série culinaire The Bear de Christopher Storer, produite par FX. Après deux saisons savoureuses, assaisonnées à merveille, on retrouve Carmy (Jeremy Allen White), Richie (Ebon Moss-Bachrach), Sydney (Ayo Edebiri), Marcus (Lionel Boyce), Tina (Liza Colón-Zayas), Sugar (Abby Elliott) et Fak (Matty Matheson), les mains plus que jamais pleines de casseroles. Et de bons petits plats qui en disent long sur nos personnages, leurs relations et leur état d’esprit. 

Entre défis, conflits, tensions et émotions, la cuisine dans cette troisième salve n’est jamais innocente. Avec la complicité du chef Vincent Meslin – qui, après avoir côtoyé les chefs les plus prestigieux, de Robuchon aux équipes du George V et du Meurice, a développé Toque & Talkie et s’est spécialisé dans le stylisme culinaire et la consultance pour des projets audiovisuels –, la série nous donne l’occasion d’aborder les rancœurs et passions à point qui mijotent bien souvent dans les faitouts des restaurants, dans l’arrière-cuisine des bistrots. Dans The Bear, mais aussi dans de nombreuses autres productions cinéma et séries. Bref, de parler de ce que nous révèle la nourriture à l’écran, que l’on mange avec les yeux. 

Une saison trois étoiles

N’en déplaise à Frederick Wiseman, qui dans son dernier documentaire Menus-plaisirs Les Troisgros (2023) d’une durée de quatre heures, prenait son temps pour nous présenter une des maisons triplement étoilées de la gastronomie française, ici, les protagonistes de The Bear n’ont que 30 minutes en moyenne pour délivrer leurs plats et leurs messages. En découle une saison 3 qui, dans la continuité des deux premières, entre crises existentielles, recherche d’identité et huile sur le feu, court à toute vitesse. 

On ressort essoufflé de ce coup de feu constant, entre les quatre murs – la saison 3 est un nouveau huis clos étouffant, certes entrecoupé de quelques respirations dans le passé ou à l’extérieur, mais exacerbé par une recrudescence de gros plan – de la cuisine pimpante de The Bear, le nouveau restaurant du duo Carmy-Sydney.

©Chuck Hodes/FX

La pression n’a jamais été aussi élevée, la caméra à l’épaule saccadée et la cocotte semble prête à imploser à plusieurs reprises. Le show retrouve également l’authenticité qui a fait son succès, livrant une expérience réaliste de la gastronomie contemporaine. Ainsi, les interactions des personnages, flirtant parfois avec l’improvisation, sont vivantes. 

Une impression de vérité qui imprègne aussi la représentation du métier de cuisinier qui est donnée à voir. Dans un article des Inrocks, dans lequel il avait été demandé à des chef·fes professionnel·le·s leur avis sur la série, Robert Compagnon et Jessica Yang du restaurant Rigmarole insistaient sur la justesse de l’illustration à l’écran du stress qui accompagne le quotidien derrière les fourneaux. 

©Chuck Hodes/FX

Une authenticité qui s’exprime enfin par la large place donnée à la famille, initiée dans le deuxième opus et son rocambolesque repas de Noël à l’italienne. Au-delà de sa famille biologique et dysfonctionnelle – dynamique à laquelle la jeune star montante Jeremy Allen White est habituée après 11 ans passés dans la famille défaillante des Gallagher de Shameless –, la famille est aussi le groupe que le jeune Carmy s’est constitué en reprenant le restaurant de son frère décédé, The Original Beef of Chicagoland, et qu’il a conservé en fondant The Bear avec Sydney.

Au cœur de cette brigade façon Auguste Escoffier modernisé, les relations horizontales qui veulent que tout le monde soit chef sont autopsiées. L’intimité de chaque personnage, jusqu’alors noyée dans le chaos de leur lieu de travail, de leur destin commun, prend plus de place. Le rythme se fait alors un peu plus saccadé et donne l’impression parfois que ce troisième cycle est une transition vers une saison finale (la quatrième) qui s’annonce goûtue.

©Chuck Hodes/FX

Mais on prend toujours un plaisir immense à retrouver cette bande de bras cassés, aussi attachants que criards, qui, à l’exception d’Ebon Moss-Bachrach déjà aperçu dans Girls, et qui se révèle transformé depuis qu’il porte un costume (une pensée pour Barney Stinson) et de Jeremy Allen White (Shameless), était jusqu’alors constituée de visages inconnus. Ces deux premières saisons nous ont permis de les découvrir, d’apprendre à les aimer. La troisième de retrouver la présence désormais familière de ces cuisiniers au talent fou qui nous font saliver à chaque plat proposé.

La cuisine a des yeux

Sans aller jusque là, on peut dire que la nourriture a, dans The Bear, mais aussi dans l’histoire du cinéma et des séries, une place bien plus importante qu’il n’y paraît : elle nous permet de voir, de comprendre l’histoire qui se déroule sous nos yeux tout en nous émerveillant visuellement. 

Comme le dit d’ailleurs très justement Vincent Meslin concernant son aventure à la télévision : « Ce que j’aime beaucoup dans la cuisine, c’est le côté esthétique. Et c’est ce qui prime dans le domaine audiovisuel, où l’on ne peut pas faire goûter les plats, où on les mange avec les yeux ! » Le stylisme culinaire est justement cet art de « sublimer un produit, un plat, [de] donner la meilleure version de celui-ci pour que le caméraman et le chef opérateur puissent eux aussi le rendre dans sa meilleure version »

Dans le cas de The Bear, la consultance culinaire est dans les mains expertes d’un binôme rock-and-roll : la cheffe Courtney Storer, la sœur du créateur du show, et le chef canadien Matty Matheson, homme aux multiples casquettes, dont celle de jouer Neil Fak dans les trois saisons tout en la produisant. À deux, ils imaginent les recettes, ont un œil sur l’organisation des espaces du restaurant – ustensiles, livres de recettes, accessoires visibles – et en profitent pour former les comédiens sur les gestes et les procédures à suivre.

Comme dans ces magnifiques séquences qui ouvrent la saison 3, et qui, malgré la banalité du geste de Carmy écossant des petits pois, se font beauté pure. En lien avec son expérience sur le film Les Recettes du Bonheur (2014) de Lasse Hallström, Vincent Meslin affirme que « sur ce type de tournage (…) nous réalisons un coaching pour les comédiens en situation réelle, avec la tenue, les couteaux et tous les ustensiles. Cela va leur permettre d’apprendre à maîtriser les gestes simples des professionnels. Cela se voit tout de suite lorsqu’un comédien n’est pas à l’aise avec un couteau ou une casserole. »

©Chuck Hodes/FX

En résultent des plats cultes qui viennent donner à la série une âme toute particulière. À commencer par le sandwich au bœuf façon The Bear qui, aux côtés des hot-dog de Chicago, occultent à eux deux tout le reste dans le premier chapitre. Et ce malgré un poulet aux poivrons fort alléchant et l’innovante cuisson de travers de porcs au Coca-Cola réalisée par Sydney. Dans la saison 2, le restaurant monte en gamme et la variété est de mise.

Les succulents desserts de Marcus, appris lors de son expatriation au Danemark au Noma, établissement fictif fortement inspiré par un restaurant triplement étoilé à Copenhague qui s’appelle d’ailleurs le Noma, apportent une touche sucrée. Et le chef-d’œuvre de ce chapitre 2 nous apparaît dans l’épisode 9, lorsque Sydney accouche d’une improbable et appétissante omelette aux chips inspirée par le chef Ludo Lefebvre. Quant à la saison 3, sans dévoiler les plats, ils mettent irrésistiblement l’eau à la bouche. 

©Chuck Hodes/FX

Si la cuisine donne autant envie, c’est qu’absolument tout dans la série est réel. La nourriture utilisée est consommable, et, comme le dit Courtney Storer, souvent consommée par les acteurs sur le set. En plus de manger les appétissantes meatballs concoctées par la mère de Carmy (Jamie Lee Curtis) qui ont fait (ou pas) le succès du Noël italien mis en scène dans Fishes, l’intenable sixième épisode de la saison 2, les acteurs mettent la main à la patte.

Ils cuisinent vraiment, pour s’approprier les gestes et aboutir à un résultat toujours plus réaliste. Pour encore plus de précision, le choix des ingrédients n’a rien d’anodin. Courtney Storer et Matty Matheson sélectionnent aussi leurs aliments de manière objective, en lien avec l’environnement des personnages et l’accessibilité de tel ou tel produit à Chicago.

©Chuck Hodes/FX

Les aliments doivent en effet être cohérents avec l’intrigue ou les décors, car ils sont des indications précieuses concernant l’époque et le lieu, et chaque production nécessite de la préparation pour les consultants culinaires. « J’ai aidé à l’écriture du scénario d’une nouvelle série sur Apple, ce fut un travail d’époque très compliqué et paradoxalement, sur Top Chef, nous devons être à la pointe de la nouveauté ! », confie Vincent Meslin.

Une mise à niveau constante qui pousse à se renseigner sur les spécificités, les goûts, les techniques d’une époque et à s’inspirer des restaurateurs les plus innovants, à l’image d’un chef qui révolutionne les codes comme Adrien Cachot, que notre spécialiste a appris à connaître sur Top Chef, justement.

©Chuck Hodes/FX

Ces aliments reflètent enfin les affects des consultants et des personnages. Courtney Storer évoque à quel point son histoire personnelle a influencé les conflits, les sentiments d’impuissance, de peur ou de ras-le-bol que l’on peut observer dans la série. Car filmer la nourriture et l’expérience dans une cuisine n’a rien de gratuit. L’assiette nous apparaît alors comme le réceptacle et le véhicule d’émotions impactant l’intrigue, d’indices révélateurs de l’état d’esprit des personnages.

L’émotion dans l’assiette

Concernant les tendances culinaires, Matty Matheson disait de la saison 2 : « On ne veut plus d’une cuisine de gros durs. » On peut dire que cela se ressent. De la dépression de Carmy après le suicide de son frère Michael, à la difficulté pour Richie de trouver sa place dans le deuxième opus, sans oublier la recherche d’acceptation paternelle de Sydney, The Bear nous plonge autant dans les assiettes que dans la psyché de ses personnages. Au point de lier les deux ? 

Dans l’histoire du cinéma, l’utilisation de tel ou tel ingrédient nous renseigne sur la situation des personnages, sur leur personnalité. « Pour moi, c’est le prolongement de soi ! », justifie Vincent Meslin. Ainsi, le lait se fait solidarité et pureté dans Le Festin de Babette (1987) de Gabriel Axel, le pain sacré dans L’Heure suprême de Frank Borzage (1927) ou celui qu’il refuse de manger, politique dans le Hunger (2008) de Steve McQueen.

Repas de famille dans le film Parasite (2019) de Bong Joon-ho. ©The Jokers / Les Bookmakers

Les fruits, quant à eux, sont des métaphores de l’amour et de la passion dans les films de Trần Anh Hùng – comme L’Odeur de la papaye verte (1993) et, plus récemment le représentant de la France aux Oscars La Passion de Dodin Bouffant (2023) – ou de la luxure dans La Saveur de la pastèque (2005) de Tsai Ming-liang. Le repas, omniprésent dans le cinéma coréen, et notamment dans les films de Bong Joon-ho et de Hirokazu Kore-eda, permet aussi souvent de faire avancer l’intrigue.

C’est un point de rencontre qui met au jour les dynamiques au sein d’une famille, se fait rassembleur ou source de discorde. Il peut aussi être engagé, comme dans La Grande Bouffe (1973) de Marco Ferreri qui profite du gavage de ses comparses pour pointer du doigt avec fermeté la société de consommation. Manger est finalement profondément humain et peut devenir inhumain, lorsque la nourriture devient corps humain comme dans Soleil vert (1973) de Richard Fleischer ou plus récemment La Route (2009) de John Hillcoat. 

Dans The Bear, le chaos dans la vie de Carmy, ses névroses et celles des autres affleurent dans la cuisine. Comme ces cannolis chaotiques, décalés et maladifs qui trônent dans la cuisine familiale après l’explosion des tensions lors de ce repas de Noël raté. Des pâtisseries qui nous rappellent les origines italiennes de la famille Berzatto tout en pointant du doigt sa nature destructrice. Mais dans le même temps, la cuisine se fait à certains moments rédemption, nouveau départ.

Comme pour Tina et Marcus qui prennent des cours, ce dernier allant jusqu’à accoucher là encore d’un cannolo, qu’il nommera symboliquement Michael. Une nourriture qui exprime donc les émotions des personnages, tout en cherchant à nous en donner. À ce sujet, Vincent Meslin persiste et signe : « Tout l’attrait de mon métier est de donner envie de manger, de faire saliver sans justement déguster le plat. C’est toute la complexité. Procurer une émotion aux équipes, aux clients, aux téléspectateurs… »

Michel (Michel Piccoli) dans La Grande Bouffe (1973) de Marco Ferreri.©Mara Films Capitolina Produzioni Cinematografiche Films 66

Pour obtenir ce résultat, les équipes jouent sur la synesthésie, comme l’explique Vincent Meslin. Il faut « donner l’envie, ouvrir l’appétit, procurer un sentiment, par l’image, sans avoir l’odorat et le goût. Juste par la vue. » Un savoir-faire qui nécessite de la technique. « Ça commence par les beaux produits, savoir les mettre en place dans un garde-manger, les découper, souligne le spécialiste. Les cuire, les dresser. La cuisine nous donne beaucoup de possibilités et de techniques pour “pimper un plat”. Nous pouvons laquer, imbiber, blanchir, napper, farcir, rôtir… »

Couleur des condiments, forme et présentation. La mise à l’écran de ces aliments active en nous une image sensorielle et évoque une madeleine de Proust qui nous est propre. Pour le chef Meslin, cette fameuse madeleine est à base de ratatouille : « La meilleure scène pour moi est celle dans le film Ratatouille, quand le critique replonge en enfance en dégustant la ratatouille. » 

En somme, The Bear saison 3 joue, certes, sur ses forces, reprend des recettes éprouvées, allonge la sauce, tout en proposant des pains surprises étonnants dans plusieurs épisodes. Pour autant, Christopher Storer a raison d’insister, de miser sur un univers au bon goût si prononcé, aux saveurs si balancées qui nous mettent l’eau à la bouche. Une nouvelle saison très savoureuse qui, on l’espère, n’est qu’un avant-goût du final à venir.

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